Marseille-Provence 2013 -
Article publié le : vendredi 11 janvier 2013 - Dernière modification le : samedi 12 janvier 2013
Le billet dont la valeur s’adapte aux besoins des gens « égaux et honnêtes », conçu par Francis, le caviste du quartier.
Siegfried Forster / RFI
Par Siegfried Forster
La capitale européenne de la culture 2013 commence officiellement ce samedi 12 janvier, mais la Bank of Paradise a déjà ouvert ses premiers guichets dans le cadre des Quartiers créatifs. C’est un récit artistique, lancé par l’imagination d’un paysagiste-plasticien, avec une planche à billets au cœur d’un quartier nord de Marseille. Chaque billet dessiné est un rêve qui circule et s’investit dans la vie quotidienne d’une cité à réputation difficile. Sous les pavés de la drogue, du chômage et de la pauvreté naît ainsi la possibilité d’un paradis. Une initiative artistique folle avec des vrais billets, des hold-up et des guichets qui brûlent. Reportage.
Comment refléter la vie d’une cité, l’isolement d’un quartier, sans trahir le vécu et les espoirs des habitants ? Comment montrer le chemin vers le paradis ? Mission impossible. Contentons-nous et réjouissons-nous alors d’une rencontre artistique. Faisons confiance à trois personnes qui parcourent depuis deux ans le paradis, leur paradis. Le Plan d’Aou, c’est un de ces quartiers nord de Marseille, si souvent évoqués dans les médias, mais trop rarement vus de ses propres yeux. Dans le cadre de la capitale européenne de la culture, l’artiste-paysagiste Jean-Luc Brisson - dans une autre vie également directeur de l’antenne marseillaise du département Arts plastiques de l’Ecole nationale supérieur du paysage de Versailles - a crée ici la Bank of Paradise. Ainsi, le quartier à réputation difficile est devenu un des quinze Quartiers créatifs du programme officiel de Marseille-Provence 2012.
La valeur de cette monnaie artistique
Direction le nord de la ville. Les paysages défilent et saturent nos yeux. Il y a des jolis villages provençaux qui épousent les collines, mais aussi les cités et les barres d’immeubles qui s’imposent sans scrupules au terroir. La gare Saint-Antoine est le quatrième arrêt du train après la gare Saint-Charles. Sur place, il y a d’un côté un camp de Roms qui trient les déchets électroménagers, de l’autre côte l’ancien bourg qui mène vers la Gare Franche, un lieu culturel alternatif, situé dans un cadre bucolique. La friteuse est branchée sur la terrasse, à côte d’un jardin avec des oies, des poulets et même un coq qui chante. C’est ici le quartier général de la Bank of Paradise que Jean-Luc Brisson a inventé avec un tel désir de rêver, qu’il y a aujourd’hui des habitants qui croient vraiment à la valeur de cette monnaie artistique, fabriquée avec et pour les habitants. Un enfant a inventé le billet « Maman, je t’aime », un autre a remplacé les euros par les « lumières » ou imprimé comme valeur « Une fleur pour un jour ». Francis, le caviste du quartier, a crée une note de banque universelle dont la valeur s’adapte aux besoins des gens « égaux et honnêtes » qui se font confiance.
Pousser la porte du jardin
A la Gare Franche, il suffit de pousser la porte du jardin pour se retrouver sur le plateau d’Aou, un vaste terrain perché au-dessus de Marseille, partiellement désert et délabré et surtout totalement irréel. Un îlot longtemps isolé du reste de la ville, situé entre les collines et la mer, entre la pauvreté des anciens habitants et la valeur spéculative du foncier, entre le désespoir de la drogue et la vue panoramique sur Marseille. Des décharges et parkings à ciel ouvert côtoient les dealers, des constructions neuves et des barres d’immeubles abandonnées aux pigeons, jadis habitées par les riches. « Ici, dans les années 1960, ne vivaient que des Européens », raconte Zorah, l’âme engagée du quartier. C’était avant l’arrivée des Maghrébins qu’on essaie aujourd’hui de chasser pour valoriser le terrain.
Les noms de rues, anciennement dédiés aux bateaux, s’appellent aujourd’hui l’allée des goélettes ou de l’Albatros. « Avant, sur les adresses, c’était le Plan d’Aou, remarque Zorah, mais sur les nouvelles adresses, il n’y en a pas. Alors tous les habitants, quand ils marquent une adresse, ils rajoutent le Plan d’Aou, mais si vous le mettez sur un GPS, il n’y est pas. Ils ont voulu effacer une histoire, mais l’avenir se fait avec l’histoire du passé. » En même temps, curieusement, ils ont oublié d’enlever les pylônes et les bunkers de la Kommandantur de la Seconde Guerre mondiale toujours présents sur le terrain. Surréaliste.
« Découvrez le paradis »
L’idée de Bank of Paradise est née de plusieurs coïncidences : une commande de Marseille-Provence 2013 pendant la crise financière avec la folie de l’argent brûlé, la découverte du film de Robert Guédiguian, L’argent fait le bonheur, tourné dans le quartier, et dont le personnage fictif d’un curé vit toujours parmi les habitants. Mais le point décisif était la rénovation urbaine du plateau d’Aou. Une action vécue par les locataires comme une expropriation. « Des deux mille familles de jadis, il n'en demeure désormais que deux cent », se fâche Zorah qui n’a pas l’intention de se laisser faire. Pour elle, c’est depuis trente ans « mon quartier, ma maison, mon environnement, mon enfance, ma jeunesse, tout. » Il y a treize ans, elle était parmi les premières qui ont dû quitter les immeubles pour faire place à ce projet immobilier. « Quand vous venez ici dans le quartier, vous avez l’impression que c’est un quartier comme un autre, mais si je vous emmène à cet endroit, vous découvrez le paradis. ».
La promesse d’une « ouverture » du quartier s’est soldée par des résidences privées et fermées. Le rocher où tout le quartier, pendant des décennies, fêtait le 14 juillet avec une vue à couper le souffle sur la rade de Marseille, est aujourd’hui inaccessible, séparé par un mur pour « protéger » les nouveaux habitants du quartier « sensible ». « Nous avons été tellement trahis. Il y a un proverbe chez nous qui dit : « Avant j’avais la vue sur la mer, maintenant je l’ai sur ma mère ». ».
Jardiner l'espace
Et la capitale européenne de la culture dans tout cela ? C’est la dimension culturelle de la politique de la ville. Jean-Luc Brisson ne croit pas à la baguette magique des artistes, mais il croît aux traces laissées sur un papier. Chaque billet dessiné par les habitants est un gage pour l’avenir. « Nous sommes auprès des gens et nous allons jardiner avec eux l’espace qu’ils habitent. ».
La Bank of Paradise suggère qu’avec un bout de papier et un crayon on peut changer des choses. Alice, jeune paysagiste qui adhère au projet, parcourt depuis des mois le plateau d’Aou. Avec sa curieuse invention autour du cou, elle peut capter les paysages traversés et les gens rencontrés tout en restant en mouvement. « Cela fait du lien entre toutes ces personnes rencontrées et leurs paysages. Cela emmène les gens à voir ce que je dessine et ils finissent par me parler de leur paysage quotidien. Finalement, c’est le paysage qu’on ne regarde plus, qu’on ne voit plus. Là, du coup, hop, on attire à nouveau leur œil sur le paysage qui les entoure. ». Le projet n’a pas d’effet immédiat et consommable comme un événement culturel. Sa force repose dans l’aspect immatériel et la confiance dans le quartier. C’est ce qui a frappé Zorah dans les dessins des habitants : « Ils imaginent le quartier comme ils l’ont voulu. Nos enfants aussi, ils dessinent ce qu’ils veulent actuellement. ».
Les guichets du paradis
« Comme c’est une banque du dehors, on construit des « guichets », avance Jean-Luc Brisson. Ce sont des petits dispositifs comme des tables, des bancs, des sièges, pour dessiner. Et ces dispositifs, on les abandonne. L’idée est que tout cela devienne un jardin, un parc dans le quartier. ». Bien sûr, il y a des limites. Le premier vrai guichet tout en bois a brûlé, des enfants désœuvrés y ont mis le feu. C’était probablement aussi trop gênant pour la tranquillité des dealers. Une preuve de plus que la Bank of Paradise pose des questions pertinentes concernant le vivre-ensemble et l’espace public. Chaque billet de la Bank of Paradise rend visible des valeurs qui font défaut dans le quartier. Le dessin crée le lien, le billet la valeur. Le paradis d’Aou est une question de principe : tout le monde peut devenir riche et faire profiter les autres.